Henryk Waniek
J'ai trouvé ce petit flacon en rangeant le grenier de ma grand-mère.
Elle m'en avait parlé autrefois.
Je croyais alors qu'elle plaisantait en l'évoquant, avec ses sourires rieurs et ses allusions bizarres.
Elle adorait tellement rire elle aussi !
Son rire était si doux ...
Zou !
Intriguée, j'ai ouvert le flacon, humé lentement ...
Odeur délicieuse
Ça sentait les amandes fraîches ; un régal.
J'ai trempé mes lèvres et ...
Flouououououp...
Le grand voyage a commencé.
Elles sont là, toutes les deux dans une pièce sombre.
Les teintes sont sépias.
Du bois, de la terre battue, des étoffes de lin et de coton, quelques porcelaines...
Elles sont assises en train de broder des fleurs au point de bourdon sur du linge.
La lumière de la chandelle éclaire leurs visages
Le feu crépite dans l'âtre
Sur la poutre, une tisanière de Moustiers...
Elles paraissent tristes, fatiguées
Une veuve et une orpheline
Les petits garçons dorment déjà
Il fait nuit dehors
Sur la table, ne traînent que quelques écheveaux
Sur le bahut, il y a des pommes rouges dans une assiette ébréchée
Tout est calme
Elles ne se regardent pas
Elles ont trop à faire
Elles font leur ouvrage
J'entrouvre la porte.
Elles ne me voient pas.
Je regarde leur chevelure
Chignons et mèches retombantes.
Elles sont extraordinaires de simplicité.
Quelle ambiance !
Un silence religieux
Une concentration absolue
On dirait une œuvre d'art
Leurs mains sont si belles
Les doigts accomplissent le même geste maintes et maintes fois,
Des petits picotements d’étoffe, très précis et peu colorés .
C'est délicieux.
Dire que ce sont mes ancêtres !
Qu'elles besognent dur.
Je les admire.
C'est très étrange.
Au début, je n'ose pas leur parler.
J'ai peur de les effaroucher avec ma voix grave.
Peu à peu je m'habitue à leurs manières, à leur silence, à leurs gestes et tout à coup je m'entends dire très doucement comme une confidence :
- C'est moi, Annick ...
Marie dit à Zoé :
- "As-entendu, petiote ?"
et Zoé lui répond :
- "Ô, aïe entendu, ma maïre."
Silence ...
Leur regard se sont croisés quelques secondes.
Elles se sont souri, elles m'ont senti venir, j'en suis sûre et ça me rassure d'être dans leur cœur.
Elles mettent le peu d'espérance de leur vie dans le désir de me savoir un jour mieux lotie qu’elles.
J'ai discerné une grande complicité dans leur solitude, dans le croisement de leurs yeux, dans leurs attentes ; toute la complicité des mères et de leurs filles, des femmes.
Je n'ai pas osé les déranger plus.
J'ai ravalé une petite gorgée de mon breuvage et j'ai refermé le flacon.
Pouououououf ...
Maintenant, je suis à nouveau dans le grenier .
Immensément éprouvée par ce que je viens de percevoir, de sentir, de deviner.
Immensément chagrinée aussi que le passé ne soit que silence.
Immensément peinée également que ces Provençales ne soient plus ... que leurs voix se soient tues.
Annick SB Mars 2006
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Bonjour Annick,
RépondreSupprimerToujours éprouvant ces retours lointains et combien ce sentiment d'impuissance à les côtoyer est important.
Quant au silence, les bavardages n'étaient pas, les échanges se faisaient à l'église, intérieurement, intimement.
Et puis, dans certaines familles, on n'à rien à se dire...
Bon dimanche.
Chez nous les femmes étaient / sont très bavardes ! ;-)
SupprimerMais oui pendant l'ouvrage le silence devait être précieux .
Merci pour votre passage attentif .
RépondreSupprimerUn très joli et émouvant retour en arrière, une rencontre que l'on aimerait toutes connaître je pense, mais on ne peut que l'imaginer, hélas.
RépondreSupprimerMerci Annick pour ce joli récit. Bonne soirée.
Merci beaucoup !
SupprimerJ'ai, moi aussi, une arrière grand-mère de la Drôme provençale. Je fais ma généalogie, et je me plais à imaginer mes ancêtres dans leur quotidien. C'était des gens de la terre, durs à la tâche et avares de paroles, comme tes femmes, bien loin de l'univers douillet, quoique étouffant, de ma brodeuse ! Merci pour ce partage.
RépondreSupprimerPassionnant la généalogie en effet !
SupprimerOn apprend des tas de choses et d'autres restent mystérieuses , ce qui est très bien aussi ! ;-)
Merci d'être passée chez moi. Et flatté. Emu par ton texte. Que je lis comme je regarderais une toile. Je n'ai pas eu une enfance aussi heureuse. Elle fut difficile, citadine et chaotique. Mais diablement vivante. A plus peut-être. Florentin.
RépondreSupprimerToutes les enfances, ou plutôt le souvenir qu'on en garde, sont je pense à la fois triste et terriblement vivantes !
SupprimerC'est en tous les cas ce que je ressens quand je discute avec des proches de la leur ...