Dans la chambre...

 


 

Il est neuf heures.

Jeanne est assise dans son grand fauteuil et regarde à travers les rideaux mauves. Il n’y a rien de particulier à observer mais, on ne sait jamais finalement ; c’est ça le charme de ces matins où l’on flemmarde, observer l’habituel, en attendant quelque chose de nouveau, d’étrange, de surprenant qui ravive les souvenirs ou les rêves.

Jeanne a les pensées un peu encombrées, c’est normal à son âge lui répète-t-on ici.

Est-ce que la jeune dame qui promène son chien sera seule aujourd’hui ou sera-t-elle accompagnée de ce beau garçon qui ne porte jamais de blouson mais dont la couleur des bonnets est toujours surprenante ?

La vendeuse de chaussures, installée au bout de la rue, va-t-elle ouvrir boutique et accueillir ses clients à l’heure, ou bien sera-t-elle encore en retard comme c’est le cas depuis quelques jours ?

Pour la saint-Valentin, qui choisira un beau solitaire pour son amour ? 

Et la fleuriste ? Que deviendra-t-elle si la folie du monde se poursuit et que le romantisme disparait ?

A quelle heure l’employé municipal va-t-il installer les barrières pour le défilé de samedi ?

Jeanne se concentre sur le voisinage et le temps passe, doucement, tout doucement…

Soudain, une pensée particulière vient la titiller.

Il lui semble bien avoir appris hier que les enfants du village ne pourront pas défiler ce week-end ; le grand char de monsieur Tractaud va rester vide et aucun confetti ne sera lancé ; quelle tristesse cette annulation de toutes les festivités pour les enfants qui se préparaient à brûler Caramantran sur la place ! Cela fait un an que ça dure, tout le monde est à bout dans le village, mais elle ne va pas se laisser abattre pour autant, qu’on se le dise !

Masqués ou pas, si les élèves ne peuvent pas venir à elle, elle ira vers eux et oui, ils s’en souviendront de ce carnaval 2021 ! Elle va leur préparer une surprise !

Jeanne est une vielle femme qui se sent enfermée certes, mais qui ne souffre pas de solitude. Elle a maintes occupations et un loisir particulier, de loin son préféré :

- le découpage - qui ne lui coûte pas grand-chose et qu’elle peut faire dans sa chambre à l’heure qui lui convient en écoutant France-Culture avec son casque sur les oreilles, car, oui, elle est un peu sourde désormais et ne veut pas déranger les voisins du couloir !

Dès qu’elle a été admise à la maison de retraite, il y a de cela fort longtemps, elle a indiqué au personnel qu’elle avait besoin de revues en tout genre : jardinage, maison, bricolage, mode, aiguilles etc… Elle les a rangées dans une partie de son grand placard, en dessous de ses deux sacs en cuir.

Sur sa table, il y a toujours plusieurs paires de ciseaux de tailles différentes, des tubes de colles, un rouleau de scotch et des bâtonnets de glace en bois qu’elle se fait livrer par le gentil vendeur de la librairie-papeterie.

Elle arrachera quelques pages des catalogues, et se munira de ciseaux pour fabriquer des déguisements miniatures qu' elle fixera sur les bâtonnets ; chaque enfant en aura un. Ils vont s’amuser comme des petits fous espère-telle. Ils pourront les faire chanter, rire, parler dans des petites saynètes que les enseignants leur feront inventer. Ce sera charmant et plaisant comme tout ces marionnettes masquées !

Jeanne se souvient de sa carrière avec une nostalgie certaine…

Alors pour la classe enfantine dont l’effectif est de 22, il faudra un Petit Chaperon rouge, un loup, une grand-mère, sept nains, trois petits cochons, un chasseur, une chèvre, monsieur Seguin… Euh, cela fait seize, compte-t-elle ; qui vais-je rajouter ?

« Toc, toc,toc ! »

-        Ouiiiiiiiii !

-        Bonjour madame Cizoteau, je viens vous chercher pour l’atelier cuisine ; nous allons confectionner des beignets car c’est bientôt Carnaval !

-        Aaaaah, oui, c’est vrai je n’y pensais même plus … Allons-y !

Jeanne espère qu’ils en feront beaucoup de beignets ; elle souhaite en manger une grosse quantité car dans quelques jours elle fera carême quoiqu’en pense les infirmières ; il faut donc prendre des forces avant ! La gourmandise est une bonne qualité alors « soyons fous » et osons !

-        Seize, marmonne-t-elle, voilà j’en ai trouvé seize… Faut que je m’en souvienne dit-elle à l’animatrice, qui pour ne pas la contrarier, acquiesce d’un hochement de tête en jetant un coup d’œil agacé sur le tas de petits morceaux de papier qu’elle devra encore balayer tout à l’heure…

 

Annick SB    Février 2021


Consigne d'écriture chez Emilie : Clic ! 

16 commentaires:

  1. J'ai beaucoup aimé lire ce texte.
    Merci pour ton gentil commentaire du jour.
    Bises de Mireille du sablon

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour Annick. C'est une très belle histoire. Je suis un peu comme ta Jeanne. Je plie des colombes pour l'opération Origami for life, 1 € par colombe pliée pour le Samu social. Bonne journée

    RépondreSupprimer
  3. J'aime beaucoup, ton texte est touchant. Jeanne continue de vivre tout en faisant vivre ses souvenirs...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Une des richesses de la vieillesse : se souvenir et transmettre ...

      Supprimer
  4. Un très beau texte, très vivant ,
    Et j 'aime la chute pour la chute des petits papiers!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je me souviens de la tête de la femme de ménage de ma classe quand j'avais fait activité découpage en début d'année avec les CP... Gloups !!!

      Supprimer
  5. Que de déceptions depuis plus d'un an ! Malheureusement pour nos petits. Nous, nous avons eu notre part de bonheur et d'insouciance. Mais en étions-nous conscients ? Pas sûr ! Je rage après l'animatrice qui ne comprend rien de rien. Vive les vieilles dames aux bonnes intentions et au coeur plein de sollicitude.

    RépondreSupprimer
  6. Ah la chute des ti papiers lol !!
    Bravo Annick

    RépondreSupprimer
  7. J'arrive pour la lecture un peu en retard...
    Cette histoire pudique et délicate est très touchante.
    Merci beaucoup Annick

    RépondreSupprimer

Ecrire un commentaire